LES CRÉATRICES  

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Marie-Iris Légaré

J'ai tout de suite pensé à un œuf. Toute la vie est contenue dans un œuf. Quand il s'ouvre, la vie peut se dérouler jusqu'à sa fin. Le long parchemin sur lequel la vie est écrite me fait penser à des temps anciens. Il est diaphane et fragile, comme l'âme humaine, comme le fil de la vie. À chaque étape, des images surgissent, des fragments de mémoire. Lorsque l'on termine la lecture, la boucle est bouclée. Tout fait sens, chaque vie étant un tout cohérent. L'œuf se referme sur une vie riche et complète, qu'on cache précieusement dans un coffre aux trésors. Ouvrir une boîte d'archives et trouver un coffre aux trésors, c'est une métaphore pour moi. Les vieux papiers classés renferment des trésors insoupçonnés, tout comme les vieilles mémoires. De plus, ce beau coffret de bois verni est pour moi un rappel de tous les vieux objets que l'on chérit. Qu'est-ce qui différencie une vieillerie d'une antiquité ? C'est l'amour qu'on lui voue et les soins dont on l'entoure. C'est comme les gens. En vieillissant, s'ils sont aimés et entourés, l'âge ne parvient pas à les voûter, à les éteindre.

Texte écrit à la main et placé dans la boîte :

Je n'ai pas d'âge.
J'ai peur de tout. Recroquevillée sur moi-même je ne connais rien ni personne, à part l'obscurité. Projetée dans la vastitude du monde, le son et la lumière me sont inconnus et m'effraient. J'apprends à me déplier, à ouvrir des yeux neufs sur un monde ancien. Tout ce qui survient est d'abord une agression. C'est la répétition qui fait que je peux discriminer ce que j'aime de ce que je déteste. Certaines odeurs me chatouillent, certains contacts me hérissent. Je vis pleinement, sans connaître la contrainte. Le monde est en moi, je suis dans le monde. Parfois, de grandes larmes soulèvent des tornades soudaines. D'autres fois, des éclats de rire m'emportent au grand galop. Puis je pars à la conquête de tout cet espace qui semble infini.
J'ai l'âge des conquêtes qu'il me reste à faire.

J'ai l'âge des dents.
Cela me fait pleurer. J'ai aussi l'âge de rire. Les bras aimants qui me permettent de voyager me font rire aux éclats. Mon cœur clinquant de grelots rit à gorge déployée. Je vis dans un monde de sensations. La soie, la pierre, le feu, l'eau... Le vertige quand mes parents me propulsent dans les airs. Mes cheveux qui son ébouriffés par le vent. La liberté passe par les cheveux. La neige qui semble si douce et qui est si froide. La queue du chat qui me fascine, mais que je ne peux pas tirer, sous peine de connaître mes premières souffrances physiques.
J'ai l'âge des premières précautions à prendre.

J'ai l'âge des mots.
Soudain, je deviens une fille, une femme en devenir. J'apprends que certaines choses ne sont pas pour moi, et que d'autres me seront réservées. Cela ne m'enchante pas. Je détiens toutefois le pouvoir de nommer les choses, les gens, les événements. Ce pouvoir, je l'utilise abondamment. Je parle, je dis, je nomme, j'invente, je crée. Par le biais du langage, j'apprends à la fois à me connaître et à me domestiquer. J'apprends que les petites filles doivent être sages. On me lit les classiques de la Comtesse de Ségur, les petites filles modèles. Je voudrais que ma poupée danse, bouge parle, crie, vive. Son immobilité de statue toujours silencieuse et ses dentelles bien proprettes m'irritent. J'apprends que je déteste le rose.
J'ai l'âge des caprices.

J'ai l'âge des certitudes.
Rien ne changera jamais dans mon univers d'enfant. Ma vie est réglée par les cloches des récréations, par le passage des saisons, par les vacances de l'été. Il n'y a rien qui m'allume, rien qui m'éteint. Je considère avec mépris les enfants plus jeunes, qui sont polissons et qui jouent encore dans les trous d'eau. Moi, depuis que je porte des bottes, je ne joue plus à me salir. Je raisonne. Je suis raisonnable. J'ai des idées sur tout et je ne comprends pas ce que les adultes trouvent si drôle quand je les exprime. Je crois fermement que je connais tout du monde, que je comprends tout, que je peux tout faire. On me dit que j'ai une tête de noix de coco. Je suis mal comprise, je ne suis pas prise au sérieux.
J'ai l'âge du doute et de l'incertitude.

J'ai l'âge de la colère.
L'adolescente que je suis est convaincue que son destin est déjà tracé et ça la révolte. Je sais déjà que certaines choses sont exclues pour moi, que je devrai me contenter de ce que l'on réserve aux femmes. Je sais aussi qu'on m'a menti, que le monde n'est ni beau ni vaste. Il est rabougri, laid et sombre. Il est pollué et injuste. Il n'est pas logique, il est capitaliste. Je suis mal comprise... ça m'écœure ! J'en veux aux adultes de m'avoir endormie et bercée de contes de fées. Je me fous de leur gueule, je ne les prends pas du tout au sérieux : ils me font rire avec leur air sérieux ! Mais je suis déchirée par le milieu. Je voudrais retourner me terrer derrière la muraille de mon château, mais je sais maintenant que ce n'est qu'un château de cartes. Il me faut mourir à ce monde romanesque pour renaître dans la réalité.
J'ai l'âge du cœur brisé.

J'ai l'âge des responsabilités.
Je me caparaçonne, je me fabrique un masque que je porte en permanence. Je suis une matière brute que je peux sculpter, tailler, façonner en fonction de ce que l'on attend de moi. À votre service, Je plie, je plie, et je ne suis plus comment je suis faite. Métro-boulot-dodo, servir les autres, aider les autres, soutenir les autres... Je me sens comme une automate, une poupée qui ne parle pas. Où que j'aille, je me retrouve devant des portes fermées. On dirait que je manque de courage pour les ouvrir. Pourtant, on dit de moi que je suis une héroïne, assujettie à la bravoure sans fin jusqu'à la fin. Je suis si fatiguée que je n'ai plus d'émotions. Il y a des images, mais plus de son. Ce que je possède me définit plus que ce que je pense. Je n'ai plus d'opinions car je n'ai plus le temps de penser. Je me sens une statistique en 3 dimensions. Il y a des jours où je suis un peu mêlée, mais je ne regrette rien. Les gens disent que je traîne toujours de la tristesse dans mon allure.
J'ai l'âge d'oublier que j'existe pour moi.

J'ai l'âge de la révolte.
La petite madame est ben tannée. À trop vouloir plaire aux autres, je me suis étouffée. J'ai le corps qui veut sortir de la muraille. Le corset de la p'tite madame parfaite va exploser ! Des couches de peaux mortes tombent de mes épaules. La p'tite madame se transforme en monstre. Sauvagesse, je suis scandaleuse ! Je pourrais virer le monde à l'envers ! Eux pis leurs visages à deux faces, à mille faces ! Des masques de carnaval; des personnages d'opéra ! Je veux dans leur regard me tuer. Ne plus exister pour eux. Fini la petite madame sage ! J'ai juste envie de déchirer du stock ! J'explose, je respire, je jaillis. Parfois, il faut passer par les cimetières pour ressortir dans le jardin.
J'ai l'âge la renaissance, à la fois pareille et différente.

J'ai l'âge de la liberté.
Il y a des portes qui s'ouvrent. Mes ailes remplissent l'espace, je quitte le sol et m'élève. J'en voulais de l'espace, j'en ai ! Je suis, je jaillis, J'explose, j'agis, je me libère, j'accueille, je me répands, je touche, je m'élève. C'est que j'aime, enfin. C'est une semblable à moi qui s'exprime dans sa langue. Je suis dans le soleil de mon âme, finalement. L'intimité amène des expériences différentes. Je veux vivre la nouvelle naissance du soleil. Je me prends à pleins bras. J'ai droit à des regards affectueux, j'ai droit à des sourires, j'ai droit... Je n'ai plus besoin de permission parce que désormais, je me donne toutes les permissions.
J'ai l'âge de laisser parler mon cœur tendre qui veut se révéler.

J'ai l'âge de la dépendance.
Maintenant je manque de souffle. L'hiver est à quelques kilomètres de jours. J'ai eu beaucoup de colère et beaucoup de peur. Pourtant, il y a du merveilleux aussi dans le fait de dépendre d'autrui. Lorsque l'âme est écoutée, qu'elle trouve de la place. Ce qui reste de bon dans la totale dépendance, c'est l'amour. C'est une prise de conscience des dernières années, à cause du corps qui fait mal. Mon corps parle, même sans mots. Les mots ne veulent pas toujours dire ce qu'on veut dire. Ne plus pouvoir parler permet un dialogue de cœur à cœur. De toute façon, je parle avec mon cœur. Je suis trop fatiguée pour penser. Je vis plus en profondeur. Mon corps est usé, mais d'une vivance incroyable ! Dans ma tête ça tourbillonne. J'aime avec un cœur qui ne vieillit pas.
J'ai l'âge des sentiments d'au-delà des mots.

Je suis une femme de tous les âges.
Bientôt ce sera le grand départ. Je veux rencontrer tous les aspects de moi avant de mourir. Je redeviens telle que j'étais, telle que j'ai toujours été; je réintègre ma maison. Je me réconcilie avec tout ce qui a constitué ma vie. Il n'y a pas de désespoir parce que ça se passe en arc-en-ciel. C'est moi, la vieille pomme plissée, ridée, brunie. Je suis belle, comme au moment de ma naissance, de mon enfance, de mon adolescence, de ma vie de femme rangée, de ma révolte, de ma délivrance et de mon abandon. La nature me ressemble tellement, elle qui traverse toutes les saisons, qui meurt et qui renaît toujours ! Je fais partie de ce cycle éternel, de ce mythe éternel. Dans ma tête, un rêve sans cesse revient et s'accroche encore : Partir sans attente. Je m'adoucis, je deviens aérienne. Je regarde vers l'aube naissante. Je me souviens que l'espoir, c'est lorsque la nuit devient aube.
Je sais maintenant que je suis sans âge.

Marie-Iris Légaré - Boîte
Marie-Iris Légaré - Boîte

 

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